Heureuse fin de confinement

Une nouvelle de Vincent-François Lésotre

- Jes­si­ca ! Mon thé est froid, apporte-moi de l’eau chaude !

- Un ins­tant, papa, je suis au télé­phone avec mon chef de service…

- Ce n’est pas un bureau, ici ! Je veux du thé chaud !

- Déso­lée papa, je fais du télé­tra­vail. Nous n’en avons plus que pour cinq minutes…

- Si seule­ment ta mère était encore là… Elle, elle ne m’a jamais fait attendre pour quoi que ce soit !

Jes­si­ca a 38 ans et si elle vit chez son père c’est qu’elle est divor­cée et que son modeste salaire ne lui per­met pas d’assumer un loyer. Son ex-mari est ren­tré au Por­tu­gal et il ne lui verse qu’une très faible pen­sion alimentaire.

- Je ne l’ai jamais aimé, ton Manuel… Pour­quoi il t’a quittée ?

- Je n’ai pas envie de par­ler de ça, papa…

- Pour une autre femme, je parie. Ma pauvre fille, tu n’auras même pas été capable de gar­der un mari. J’ai tou­jours dit à ta mère que tu ne ferais jamais rien de bon. Et ne te met pas à pleu­rer, je ne sup­porte pas ça. Ta mère ne pleu­rait jamais, pour­tant elle aurait eu de quoi, avec une fille comme toi. Et mes petits-enfants, quand est-ce que je les rever­rai ? C’est pour eux que j’ai accep­té que tu viennes t’installer chez moi !

Une fillette de six ans et un petit gar­çon de cinq ans. Coup sur coup. Manuel en dési­rait au moins quatre mais Jes­si­ca vou­lait retrou­ver un emploi, ne pas perdre contact avec le monde du tra­vail. Elle avait trou­vé une place de secré­taire dans une entre­prise de l’agro-alimentaire, à temps par­tiel. Manuel, lui, avait trou­vé une maî­tresse, à plein temps. Une jeune femme ori­gi­naire de la même région que lui, une brune piquante et sen­suelle dont le cou­sin était un copain de foot­ball. Le nou­veau couple était retour­né vivre au Por­tu­gal. En février, Manuel était venu cher­cher les enfants pour les emme­ner à une fête de famille. La pan­dé­mie de coro­na­vi­rus et le confi­ne­ment géné­ra­li­sé avait ren­du impos­sible leur retour chez leur mère et cela fai­sait un mois qu’elle ne les voyait que sur Skype.

- Qu’est-ce que tu as pré­vu de faire à man­ger ce soir ? J’espère que ce sera meilleur qu’à midi. Les hari­cots étaient beau­coup trop cuits. C’est peut-être pour ça qu’il t’a quit­tée, ton mari. Tu ne sais pas cuisiner.

- Je pen­sais faire une blan­quette de veau. Tu aimes bien ça, non ?

- Oui, j’adore ça. C’est pour­quoi je pré­fère que tu fasses autre chose. Je ne veux pas gâcher le sou­ve­nir de ce qui est bon. La blan­quette de ta mère était délicieuse !

Jes­si­ca ne se sou­ve­nait pas que sa mère fût par­ti­cu­liè­re­ment bonne cui­si­nière. Elle gar­dait sur­tout en mémoire les reproches que son père lui fai­sait, à elle aus­si, disant regret­ter les plats de sa mère à lui. Ray­mond Schwartz était tout le temps de mau­vaise humeur. Plus que ça : tout le temps en colère. Une colère qui sour­dait en per­ma­nence, cor­rom­pant ses pen­sées, emplis­sant sa bouche de mots bles­sants, méchants, humi­liants. Une colère qu’il abat­tait sur sa femme et sur sa fille mais qu’il rava­lait lorsqu’il avait à faire à des gens ayant auto­ri­té sur lui. Jes­si­ca avait été éton­née, ensuite, de décou­vrir que les hommes n’étaient pas tous aus­si colé­riques. Son mari – son ex-mari, par exemple, ne s’était jamais fâché contre elle. S’il l’avait quit­tée, c’est sur­tout parce qu’elle ne vou­lait plus tom­ber enceinte et donc se refu­sait sexuel­le­ment. Son deuxième enfant, Raphaël, un gar­çon, avait très tôt affi­ché une évi­dente res­sem­blance phy­sique avec son grand-père mater­nel. Il sem­blait avoir le même carac­tère aus­si, alors que sa sœur, Zoé, était plus douce, timide, presque effa­cée. Cette héré­di­taire répé­ti­tion com­por­te­men­tale avait pro­fon­dé­ment affec­té Jes­si­ca, lui ôtant toute envie de conti­nuer à faire des enfants, et si les siens lui man­quaient ter­ri­ble­ment, elle était secrè­te­ment sou­la­gée qu’ils soient aujourd’hui loin d’elle, loin de cette malé­dic­tion fami­liale qu’elle sem­blait leur avoir trans­mise. En pleu­rant dans son lit, le soir, comme elle le fai­sait depuis toute petite, elle espé­rait que le confi­ne­ment dure tou­jours pour que Zoé et Raphaël échappent défi­ni­ti­ve­ment à la malédiction.

- Jes­si­ca ! J’ai besoin ! Dépêche-toi !

- Oui, papa, j’arrive…

- Plus vite, espèce d’idiote ! Je ne vais pas pou­voir me rete­nir… Voi­là, c’est trop tard… Il faut tout net­toyer maintenant !

- Pour­quoi te ne m’as pas appe­lée plus tôt ?

- Tu n’imagines quand même pas que je peux faire ça sur com­mande ! Tu sais bien que je ne maî­trise plus mes sphinc­ters. Dépêche-toi main­te­nant, ça pue !

Ray­mond Schwartz est en chaise rou­lante depuis trois ans et il sup­porte très mal cette situa­tion. Il avait beau­coup nei­gé, ses réflexes n’étaient plus aus­si bons, la voi­ture avait dévié de sa tra­jec­toire jusqu’à entrer en col­li­sion avec un camion venant en sens inverse. Sa femme était morte sur le coup tan­dis que lui avait sur­vé­cu mais per­du l’usage de ses quatre membres. Au début, des aides médi­cales venaient à la mai­son. Il était insup­por­table, évi­de­ment, avait fini par rece­voir des remon­trances. Puis on l’avait mena­cé de ne plus lui envoyer d’aides après qu’il eut jeté une assiette à la figure d’une pour­tant très aimable Maro­caine, lui ouvrant mécham­ment l’arcade sour­ci­lière. Lorsque Jes­si­ca était venue s’installer dans son ancienne chambre, il en avait pro­fi­té pour refu­ser que qui­conque d’autre vienne chez lui. Plus per­sonne ne lui ren­dait visite, il avait rom­pu les ponts avec tout le monde.

- Quand tu auras fini la les­sive, va pro­me­ner le chien !

- Oui papa.

- Ne tarde pas !

- Non, ne t’inquiète pas…

- Je ne m’inquiète pas, petite idiote ! Je veux juste m’assurer que tu n’oublies pas Rex. Lui, au moins, il m’aime.

C’est vrai, Rex, un ber­ger alle­mand, était plu­tôt affec­tueux. Il ado­rait sor­tir en pro­me­nade avec Jes­si­ca, lui fai­sait tou­jours la fête.

Et il aimait son maître, cela ne fai­sait aucun doute. Lorsque deux mois plus tard, à la fin du confi­ne­ment, Jes­si­ca lui don­na à man­ger une der­nière écuelle du corps de son père, soi­gneu­se­ment décou­pé et méti­cu­leu­se­ment pas­sé au hachoir à sau­cisse, Rex l’avala en gro­gnant de contentement.

                © Edi­tions Lubric-à-Brac Pro­duc­tions / mai 2020

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