Une nouvelle de Braziu
20h30
Elle marchait d’un pas décidé. Seule. Le bruit de ses talons sur l’impasse cimentée dérangeait le silence d’un crépuscule hivernal. La faim habitait son estomac au point de l’empêcher de penser. Pourtant, elle a senti comme un danger lorsque des pas feutrés par des semelles caoutchoutées se sont mis à battre l’amble de son pas. L’homme était grand, une cinquantaine juste sonnée, élégant et ganté. Il l’aborda gentiment.
- Pardon Madame, je cherche le restaurant du Port
- Oui, c’est par là, à cinq minutes, j’y vais justement
- Permettez-vous que je vous escorte ?…
Devant ce visage ouvert, sa hantise primitive tomba d’un coup. Ils cheminèrent en échangeant quelques considérations géographiques sur l’impasse conduisant au restaurant du Port.
20h40
Toutes les semaines Véronique vient un soir manger au Port. Elle aime cette ambiance un peu embuée, bruyante mais accueillante. Elle y retrouve des habitués et le sympathique garçon de service la reçoit par des mots gentils en lui réservant sa table.
- Vous êtes attendue ?
- Non
- Puis-je me permettre de vous inviter à partager ma table ?
Sans s’expliquer pourquoi, le petit frisson de la peur parcourut à nouveau son échine, pourtant, devant le sourire de l’inconnu elle se sentit désarmée.
- Oh !, pardonnez-moi, je devrais d’abord me présenter. Je me prénomme Robert, je suis ici pour affaires jusqu’à demain et j’avais envie de manger dans une ambiance moins lugubre que celle de mon hôtel. Partager ce repas avec mon « guide du port » me ferait grand plaisir.
Elle accepta.
20h45
Le garçon s’empressa de les conduire à l’habituelle table de Véronique le regard tout de même interrogateur sur cette soudaine conquête. Elle le comprit et baissa les yeux. Après tout, sa vie ne regardait qu’elle.
A la carte, elle choisit le menu. Robert ayant remarqué qu’on proposait du canard au sang essaya en douceur mais avec conviction de l’influencer. « Dégustons ensemble ce plat rarement présent dans les restaurants si ce n’est à la Tour d’argent à Paris ou dans quelques restaurants rouennais d’où est issue la recette ». Elle accepta. On apporta alors la belle presse d’argent destinée à écraser la carcasse à mi-cuisson afin d’en extraire le sang qui ira dans la sauce. Un vrai rituel qui rendait le repas spectaculaire.
D’abord générale, la conversation est vite devenue plus personnelle. Avec une habileté enveloppée d’élégance naturelle, Robert n’avait pas son pareil pour poser des questions intimes. Ainsi il apprit son nom, son âge, son état civil, son ennui parfois. Son goût pour la littérature, les voyages, ses habitudes et son rendez-vous hebdomadaire au restaurant du Port. Il se présenta en écrivain francophone mais vivant en Turquie, venu ici pour rencontrer demain un producteur souhaitant adapter un de ses romans au cinéma. Un roman né d’un fait divers réel mais romancé façon suspense. L’histoire trouble et bizarre d’une femme morte d’avoir trop aimé un homme qui n’aimait que lui. Dans son roman, il faisait ressortir cette femme de ses limbes pour tourmenter de différentes manières cet homme qui ne l’avait pas comprise. Elle pouvait pour cela habiter différents personnages. Notamment une très jeune fille qui l’entrainera vers la prison…
Véronique sentit à nouveau le petit frisson dans son dos.
Pourtant la connivence s’était invitée et vu de l’extérieur on aurait pu croire à un couple d’amoureux.
- Je crois que vous pourriez m’inspirer un personnage lui dit-il soudain, sortant de sa poche un carnet. Permettez-moi de prendre quelques notes ?…
23h00
Autour d’eux les tables commençaient à se libérer. Il demanda l’addition et insista pour payer les deux repas. En cash et avec un joli pourboire. Véronique se demandait comment elle allait faire pour ne pas se faire escorter à nouveau par cet homme qui lui inspirait à la fois crainte et attirance. Mais il prit le pas en déclarant :
- Je dois vous quitter, je vous remercie pour cette agréable compagnie qui m’a permis de retrouver le goût du canard au sang. J’aime tellement ça.
Il se leva, mis son manteau et ses gants puis revint vers la table, sortit la main de sa poche, visa, tira. Puis il sortit tranquillement pour disparaître dans la nuit
01h15
Un calme relatif revenu après la grande confusion créée par l’assassinat du garçon serveur touché en plein cœur, quelqu’un remarqua le carnet de notes resté sur la table. D’une belle écriture élancée il avait noté : « Véronique me tourmentait trop. Je ne supportais plus sa connivence avec ce garçon. Méfiez-vous d’elle. Elle est capable de faire tuer. »
© Editions Lubric-à-Brac Productions / mai 2020
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