Zürich, mardi 8 juin 2055

Une nouvelle de Kurt Eschel 

Tra­duit de l’al­le­mand (Suisse)


Dans ce bref récit, l’au­teur zuri­chois Kurt Eschel aborde de manière ludique une phi­lo­so­phie qui lui tient à cœur, l’Apocalyptisme capitaliste.


07h31. Le tram, comme tou­jours, est bon­dé. Heu­reu­se­ment j’ai trou­vé une place assise et je peux tran­quille­ment me plon­ger dans les der­nières actua­li­tés. Hier il y a eu une échauf­fou­rée avec des pillards de Suisse romande et seule­ment deux atten­tats, qui n’ont pas été reven­di­qués. De toute façon, à ce stade, per­sonne n’a cure de savoir si c’est la Soro­ri­té Cos­mique de Gre­ta, le Front Uni­ver­sa­liste Dégen­ré ou un énième car­tel de car­no-tra­fi­quants qui a fait implo­ser tel ou tel bâti­ment ou a lan­cé une attaque bac­té­rio­lo­gique ici ou là.

Je lève les yeux un ins­tant des holo-news et laisse mon regard errer à tra­vers la vitre blin­dée du wagon. Le ciel est gris fon­cé, il pleut une bruine gla­cée, tout à l’air pai­sible dans le quar­tier en ce doux matin d’été. Aucune colonne de fumée sus­pecte à l’horizon. Pas de drones de com­bat gou­ver­ne­men­taux fen­dant les cieux en direc­tion d’un conflit quelconque.

Je jure inté­rieu­re­ment: “Louis-Fer­di­nand!” Nous sommes le 8 juin, aujourd’hui. Il y a 35 ans, jour pour jour, je me pré­pa­rais pour, je l’ignorais encore, mon der­nier jour d’école. Oui, c’était bien avant les Centres de For­ma­tion Mul­ti­na­tio­nale. Il nous avaient dit, “Cette fois c’est bon, on peut rou­vrir les écoles à plein temps.” Ain­si que tout le reste…

A 11h du matin, le virus entrait dans sa troi­sième phase. Et le monde entier décou­vrait avec hor­reur que tous ces malades que l’on avait gué­ri ne l’étaient en fait pas. Le virus n’était pas par­ti, il avait muté, s’était replié, caché dans une sorte de stase à l’intérieur de son hôte: c’était la deuxième phase.

Troi­sième phase: le virus mutant se réac­ti­vait. Doté d’un pou­voir conta­gieux inéga­lé et impa­rable, il trans­for­mait sa vic­time, tou­jours por­teur sain, en véri­table bombe bac­té­rio­lo­gique. Ensuite, l’infection virale cau­sait des troubles neu­ro­lo­giques trans­for­mant le malade en bête inhu­maine à l’agressivité sans bornes. Au bout d’une semaine, le chaos était mon­dial. Quelques courts mois et des mil­liards de morts plus tard, tout s’était écrou­lé. Le monde que nous connais­sions avait ces­sé de vivre

La voix, métal­lique, désa­gréable, résonne dans ma tête: 

— Usa­ger, vous des­cen­dez au pro­chain arrêt. Je répète, vous…
Ça va, je sais, silence main­te­nant. Il me sem­blait pour­tant avoir décon­nec­té ma neu­ro-puce du sys­tème de trans­mis­sion des trans­ports publics une fois mon billet validé.
— Usa­ger, nous avons consta­té  que vous étiez très absor­bé. Aus­si avons-nous jugé bon d’outrepasser votre direc­tive afin de vous infor­mer de l’imminence de votre arrivée.
— Christ com­plo­tiste! Vous venez juste de hacker mon cer­veau! Natio­nale damnation!

Mais me voi­là effec­ti­ve­ment arri­vé. Furieux, je des­cends du tram et pour­suis ma route d’un bon pas. Je passe devant une confi­se­rie: “Mon­sieur Mar­tin, votre ana­lyse chi­mique indique que notre maca­ron du mois — rhu­barbe, ama­nite, cho­co­lat — est fait pour vous. Par­ti­ci­pez à notre concours et gagnez un voyage au Centre lunaire  de détente tro­pi­cale!” Et ça conti­nue ain­si, tout au long de mon chemin:

Mon­sieur Mar­tin, notre nou­velle voi­ture sera votre nou­vel amour. Tout le luxe et le confort dont vous n’avez jamais osé rêver dans un écrin ultra-sécu­ri­sé contre toute forme d’attaque.”
“Georges, tes don­nées indiquent que tu es stres­sé. Te sens-tu seul? Le ser­vice escort Eden XXX fera de toi un nou­vel homme, plus beau, plus fort, plus sûr de lui. 20% sur les rap­ports oraux aujourd’hui!”
Et cete­ra, et cete­ra… sans inter­rup­tion… j’ai payé un bras mon blo­queur de neu­ro-publi­ci­tés et il est déjà obso­lète. Pas facile de trou­ver du maté­riel de qua­li­té. Depuis que les neu­ro-blo­queurs sont illé­gaux, le mar­ché est tota­le­ment pourri.

Puis tout s’emballe. Une bruyante défla­gra­tion dans mon dos et un souffle brû­lant me plaque à terre. Explo­sion. La fumée et la pous­sière brûlent yeux, gorge et pou­mons. Mon sys­tème trans­met que je ne souffre heu­reu­se­ment d’aucune bles­sure, hor­mis quelques ecchy­moses. J’entends des cris, je devine des gens cou­rant en toutes direc­tions dans la fumée qui com­mence à se dis­si­per. La police ne va pas tar­der, on entend les sirènes.

Et comme si ça ne suf­fi­sait pas, les publi­ci­tés, les publi­ci­tés qui n’arrêtent pas de mar­te­ler mon cer­veau, “Georges, le bon­heur est aus­si pour toi avec notre nou­veau cock­tail signa­ture: gin, méthé­drine et… notre ingré­dient secret!…” Et cete­ra, et cete­ra, et cetera…

Et sou­dain, je téles­cope bête­ment un cyborg des forces de l’ordre. En moins d’une seconde, le flic m’a scan­né: “Citoyen Mar­tin 309.55.733.24, votre puce d’identité est cor­rom­pue ou inva­lide et ne cor­res­pond pas à votre code géné­tique. Vous êtes en état d’arrestation. Toute ten­ta­tive de résis­tance est sanc­tion­née par la mort.”

Un heure plus tard, je sors enfin du poste. Cette fois, je suis vrai­ment en retard. Trop en retard: mon boss me noti­fie que les pontes du consor­tium minier ne m’ont pas atten­du, sont par­tis, et que je suis licen­cié. Non, viré. Il a dit, “Viré!”

Georges, le tra­vail ce n’est pas tout. Découvre le vrai sens de la vie avec la bière au jam­bon bio Weissmüller!”
“Mon­sieur Mar­tin, voulez-vous …”

Arrê­tez! Arrê­tez ça! Arrê­tez, arrê­tez arrê­tez, dément socia­liste, office des impôts arrê­tez! Louis-Fer­di­nand!” Je tombe bru­ta­le­ment à genoux, en larmes, mes ongles manu­cu­rés labourent mon crâne jusqu’au sang, et sou­dain je vois, la lumière, à trois mètres droit devant, l’entrée d’un bun­ker de la Fédé­ra­tion des Banques Suisses Inter­pla­nètes. J’y pénètre en toute pré­ci­pi­ta­tion, un déra­té hagard cou­rant de manière démentielle.

Plus un bruit. Plus une publi­ci­té. Rien que le silence. Silence. Les éclai­rages doux et tami­sés. Luxe et sécu­ri­té. Je choi­sis la pre­mière loge libre, m’y enferme à double-tour, et m’écroule dans l’im­mense sofa bor­deaux d’une dou­ceur incroyable. Enfin la paix. Sou­pir de conten­te­ment, mes yeux se ferment.

Georges, j’ai une très bonne nou­velle.” Cette fois c’est Ales­sa dans ma tête. Ales­sa est mon assis­tante ban­caire arti­fi­cielle personnelle.

— Fou­tez-moi la paix, s’il vous plaît.
— Geeeooorges, rou­coule encore Ales­sa, les inves­tis­se­ments dans l’industrie de l’huître ordon­nés lors de votre der­nière visite ont rap­por­té 40’000 cré­dits. Et il ne s’agit que de l’huître! Le pro­cé­dé d’augmentation de la radio­ac­ti­vi­té sur les lieux de culture a eu des résul­tats sur­pre­nants en termes de pro­duc­tion. Hiiii, j’ai pen­sé que vous vou­driez fêter ça. Aus­si vous ai-je com­man­dé une bou­teille d’Entre-Deux-Mers et un pla­teau d’huîtres qui vous redon­ne­ra de l’énergie.  Le ser­vice-bot vous appor­te­ra ceci dans un ins­tant. L’Entre-Deux-Mers a été syn­thé­ti­sé ici-même, dans nos caves. Savez-vous que nous vini­fions de plus en plus? Hier encore, nous avons ici-même clo­né trois nou­veaux fûts de chêne. Nous prévoyons…
— Ah mais la ferme, la ferme! Dites au ser­vice de se dépê­cher et fermez-la.

Silence. Je me demande quels algo­rithmes étranges par­courent Ales­sa en ce moment alors que je viens de l’interrompre de manière si peu cavalière.

— Ales­sa, je…
— Le dépar­te­ment desi­gn m’a confec­tion­né plein de nou­velles tenues. Hiiiiiiiiiii, je suis si impa­tiente de vous les mon­trer! M’autorisez-vous à pas­ser en mode hologramme?

Tout, abso­lu­ment tout, avance, len­te­ment mais sûre­ment, vers sa propre des­truc­tion sur cette fou­tue pla­nète. Mais il est exclu que je parte sur Mars — ni même sur la Lune d’ailleurs — tant que les Banques Suisses Inter­pla­nètes, mes béné­fices et Ales­sa tiennent bon.

                © Edi­tions Lubric-à-Brac Pro­duc­tions / juin 2020

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