Une nouvelle de Kurt Eschel
Traduit de l’allemand (Suisse)
Dans ce bref récit, l’auteur zurichois Kurt Eschel aborde de manière ludique une philosophie qui lui tient à cœur, l’Apocalyptisme capitaliste.
07h31. Le tram, comme toujours, est bondé. Heureusement j’ai trouvé une place assise et je peux tranquillement me plonger dans les dernières actualités. Hier il y a eu une échauffourée avec des pillards de Suisse romande et seulement deux attentats, qui n’ont pas été revendiqués. De toute façon, à ce stade, personne n’a cure de savoir si c’est la Sororité Cosmique de Greta, le Front Universaliste Dégenré ou un énième cartel de carno-trafiquants qui a fait imploser tel ou tel bâtiment ou a lancé une attaque bactériologique ici ou là.
Je lève les yeux un instant des holo-news et laisse mon regard errer à travers la vitre blindée du wagon. Le ciel est gris foncé, il pleut une bruine glacée, tout à l’air paisible dans le quartier en ce doux matin d’été. Aucune colonne de fumée suspecte à l’horizon. Pas de drones de combat gouvernementaux fendant les cieux en direction d’un conflit quelconque.
Je jure intérieurement: “Louis-Ferdinand!” Nous sommes le 8 juin, aujourd’hui. Il y a 35 ans, jour pour jour, je me préparais pour, je l’ignorais encore, mon dernier jour d’école. Oui, c’était bien avant les Centres de Formation Multinationale. Il nous avaient dit, “Cette fois c’est bon, on peut rouvrir les écoles à plein temps.” Ainsi que tout le reste…
A 11h du matin, le virus entrait dans sa troisième phase. Et le monde entier découvrait avec horreur que tous ces malades que l’on avait guéri ne l’étaient en fait pas. Le virus n’était pas parti, il avait muté, s’était replié, caché dans une sorte de stase à l’intérieur de son hôte: c’était la deuxième phase.
Troisième phase: le virus mutant se réactivait. Doté d’un pouvoir contagieux inégalé et imparable, il transformait sa victime, toujours porteur sain, en véritable bombe bactériologique. Ensuite, l’infection virale causait des troubles neurologiques transformant le malade en bête inhumaine à l’agressivité sans bornes. Au bout d’une semaine, le chaos était mondial. Quelques courts mois et des milliards de morts plus tard, tout s’était écroulé. Le monde que nous connaissions avait cessé de vivre
La voix, métallique, désagréable, résonne dans ma tête:
— Usager, vous descendez au prochain arrêt. Je répète, vous…
— Ça va, je sais, silence maintenant. Il me semblait pourtant avoir déconnecté ma neuro-puce du système de transmission des transports publics une fois mon billet validé.
— Usager, nous avons constaté que vous étiez très absorbé. Aussi avons-nous jugé bon d’outrepasser votre directive afin de vous informer de l’imminence de votre arrivée.
— Christ complotiste! Vous venez juste de hacker mon cerveau! Nationale damnation!
Mais me voilà effectivement arrivé. Furieux, je descends du tram et poursuis ma route d’un bon pas. Je passe devant une confiserie: “Monsieur Martin, votre analyse chimique indique que notre macaron du mois — rhubarbe, amanite, chocolat — est fait pour vous. Participez à notre concours et gagnez un voyage au Centre lunaire de détente tropicale!” Et ça continue ainsi, tout au long de mon chemin:
“Monsieur Martin, notre nouvelle voiture sera votre nouvel amour. Tout le luxe et le confort dont vous n’avez jamais osé rêver dans un écrin ultra-sécurisé contre toute forme d’attaque.”
“Georges, tes données indiquent que tu es stressé. Te sens-tu seul? Le service escort Eden XXX fera de toi un nouvel homme, plus beau, plus fort, plus sûr de lui. 20% sur les rapports oraux aujourd’hui!”
Et cetera, et cetera… sans interruption… j’ai payé un bras mon bloqueur de neuro-publicités et il est déjà obsolète. Pas facile de trouver du matériel de qualité. Depuis que les neuro-bloqueurs sont illégaux, le marché est totalement pourri.
Puis tout s’emballe. Une bruyante déflagration dans mon dos et un souffle brûlant me plaque à terre. Explosion. La fumée et la poussière brûlent yeux, gorge et poumons. Mon système transmet que je ne souffre heureusement d’aucune blessure, hormis quelques ecchymoses. J’entends des cris, je devine des gens courant en toutes directions dans la fumée qui commence à se dissiper. La police ne va pas tarder, on entend les sirènes.
Et comme si ça ne suffisait pas, les publicités, les publicités qui n’arrêtent pas de marteler mon cerveau, “Georges, le bonheur est aussi pour toi avec notre nouveau cocktail signature: gin, méthédrine et… notre ingrédient secret!…” Et cetera, et cetera, et cetera…
Et soudain, je télescope bêtement un cyborg des forces de l’ordre. En moins d’une seconde, le flic m’a scanné: “Citoyen Martin 309.55.733.24, votre puce d’identité est corrompue ou invalide et ne correspond pas à votre code génétique. Vous êtes en état d’arrestation. Toute tentative de résistance est sanctionnée par la mort.”
Un heure plus tard, je sors enfin du poste. Cette fois, je suis vraiment en retard. Trop en retard: mon boss me notifie que les pontes du consortium minier ne m’ont pas attendu, sont partis, et que je suis licencié. Non, viré. Il a dit, “Viré!”
“Georges, le travail ce n’est pas tout. Découvre le vrai sens de la vie avec la bière au jambon bio Weissmüller!”
“Monsieur Martin, voulez-vous …”
“Arrêtez! Arrêtez ça! Arrêtez, arrêtez arrêtez, dément socialiste, office des impôts arrêtez! Louis-Ferdinand!” Je tombe brutalement à genoux, en larmes, mes ongles manucurés labourent mon crâne jusqu’au sang, et soudain je vois, la lumière, à trois mètres droit devant, l’entrée d’un bunker de la Fédération des Banques Suisses Interplanètes. J’y pénètre en toute précipitation, un dératé hagard courant de manière démentielle.
Plus un bruit. Plus une publicité. Rien que le silence. Silence. Les éclairages doux et tamisés. Luxe et sécurité. Je choisis la première loge libre, m’y enferme à double-tour, et m’écroule dans l’immense sofa bordeaux d’une douceur incroyable. Enfin la paix. Soupir de contentement, mes yeux se ferment.
“Georges, j’ai une très bonne nouvelle.” Cette fois c’est Alessa dans ma tête. Alessa est mon assistante bancaire artificielle personnelle.
— Foutez-moi la paix, s’il vous plaît.
— Geeeooorges, roucoule encore Alessa, les investissements dans l’industrie de l’huître ordonnés lors de votre dernière visite ont rapporté 40’000 crédits. Et il ne s’agit que de l’huître! Le procédé d’augmentation de la radioactivité sur les lieux de culture a eu des résultats surprenants en termes de production. Hiiii, j’ai pensé que vous voudriez fêter ça. Aussi vous ai-je commandé une bouteille d’Entre-Deux-Mers et un plateau d’huîtres qui vous redonnera de l’énergie. Le service-bot vous apportera ceci dans un instant. L’Entre-Deux-Mers a été synthétisé ici-même, dans nos caves. Savez-vous que nous vinifions de plus en plus? Hier encore, nous avons ici-même cloné trois nouveaux fûts de chêne. Nous prévoyons…
— Ah mais la ferme, la ferme! Dites au service de se dépêcher et fermez-la.
Silence. Je me demande quels algorithmes étranges parcourent Alessa en ce moment alors que je viens de l’interrompre de manière si peu cavalière.
— Alessa, je…
— Le département design m’a confectionné plein de nouvelles tenues. Hiiiiiiiiiii, je suis si impatiente de vous les montrer! M’autorisez-vous à passer en mode hologramme?
Tout, absolument tout, avance, lentement mais sûrement, vers sa propre destruction sur cette foutue planète. Mais il est exclu que je parte sur Mars — ni même sur la Lune d’ailleurs — tant que les Banques Suisses Interplanètes, mes bénéfices et Alessa tiennent bon.
© Editions Lubric-à-Brac Productions / juin 2020
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Une réflexion sur “Zürich, mardi 8 juin 2055”