A moi de choisir ceux qui doivent mourir | 10

Chapitre 10

Ce soir-là, j’ai pen­sé au sui­cide, je l’avoue. Plus per­sonne n’attendait quoi que ce soit de moi, je me sen­tais libre, y com­pris de mou­rir. Mais j’ai trou­vé ça sau­gre­nu. Sans doute n’en avais-je pas fini avec le monde et mes sem­blables. Mon sen­ti­ment de liber­té était exa­gé­ré, comme une ivresse sou­daine et passagère.

Sauf que si je ne me tuais pas, il fal­lait que je trouve une solu­tion concer­nant la mort de mes amis. Per­sonne ne croi­rait qu’il s’agissait d’un acci­dent ou d’un pari stu­pide. Bien que nous aurions déjà pu mou­rir mille fois alors que nous rou­lions bour­rés. A une époque, nous trou­vions amu­sant de faire des courses de voi­tures en ville, au milieu de la nuit. Il n’y avait pas encore de camé­ras de sur­veillance à chaque coin de rue. On emprun­tait même les sens inter­dits. C’était à qui était le plus malin. On se lan­çait des défis débiles et noc­turnes aus­si, comme grim­per le long d’une façade, esca­la­der une sta­tue entiè­re­ment nu, entrer dans un appar­te­ment en pas­sant par le bal­con, par­cou­rir tout une rue en sau­tant sur les toits des voi­tures garées… Mais com­ment expli­quer que Michel, Phi­lippe et Etienne soient morts dans mon salon et moi vivant ? Quel jeu débile aurions-nous pu ima­gi­ner pour atteindre ce résul­tat? Je me creu­sais la tête pen­dant une bonne heure pour arri­ver à la conclu­sion que per­sonne ne me croi­rait, quoi que j’in­vente. Que de toute manière, per­sonne ne com­pren­drait que je n’avais pas eu l’intention de nuire à mes amis en les tuant, bien au contraire.

Il fal­lait donc que je dis­pa­raisse avant que l’on s’inquiète de la leur, de dis­pa­ri­tion. Que je trouve le moyen de ne plus être là lorsque leurs corps seraient découverts.

Les idées se mirent alors en place assez natu­rel­le­ment. Je devais rejoindre un endroit où per­sonne ne puisse me retrou­ver. Pour ça, il me fal­lait réus­sir à pas­ser les bar­rages de contrôle ins­tal­lés à l’entrée des villes et sur les grands axes.

A la cave, je trou­vais un sac à dos que nous avions ache­té pour Prune à l’époque où elle vou­lait faire du trek­king. Elle sor­tait alors avec un jeune homme adepte de cette acti­vi­té. Le sac était qua­si neuf. Je le rem­plis de choses utiles, me sem­blait-il, pour qui allait devoir par­cou­rir un périple en mon­tagne de plu­sieurs jours. Des fruits secs, une gourde, une bous­sole et des cartes au 1/10 000e  – là aus­si, des rési­dus de la brève pas­sion de Prune, de quoi faire du feu, un cou­teau suisse, un sac de cou­chage iso­therme, quelques habits chauds. J’avais l’impression d’avoir dix-sept ans et de par­tir on the road… Je ne l’avais pas vrai­ment fait. Juste essayé. A l’époque, je tra­vaillais comme aide dans des impri­me­ries. On m’y enga­geait en fonc­tion des besoins, pour une semaine ou deux, par­fois un mois. Je vivais dans un vieil appar­te­ment avec un copain – San­dro, un Ita­lien qui s’est sui­ci­dé, je n’ai jamais su pour­quoi. L’argent que je gagnais était dépen­sé, pour l’essentiel, en bière et en haschich. Et puis, entre deux bières et deux joints, je m’étais dit que l’aventure me ten­dait les bras, que le monde était à moi, l’époque vou­lait ça. Je suis par­ti avec le salaire d’un mois de tra­vail en poche. Arri­vé en stop en Espagne, sur la Cos­ta Bra­va, une jeune femme blonde m’y a rete­nu dans la vil­la de ses parents. Rete­nu de manière très agréable. Elle sen­tait bon le gel douche à l’a­bri­cot, ses parents n’étaient pas là, on vivait à poil, le bar était plein d’alcool de toutes sortes, elle avait des petits seins fermes, des fesses rondes, une femme de ménage appor­tait tous les jours de la nour­ri­ture. Des jeunes gens, eux aus­si en vacances, venaient pro­fi­ter de la pis­cine, de l’alcool et il y avait tou­jours de la drogue à profusion.

C’était tous des petits bour­geois, je n’avais pas l’habitude d’en fré­quen­ter. Ils étaient sym­pas, ne man­quaient pas d’argent et me lais­saient pro­fi­ter des avan­tages de leur classe. J’ai pris beau­coup de LSD dans cette vil­la et les par­ties de baise étaient géniales. Tout le monde cou­chait avec tout le monde, filles et gar­çons confon­dus : je me demande si ce n’est pas mon para­dis per­du. Je ne suis pas allé plus loin dans mon voyage. A la fin de l’été, Valen­tine (la jeune fille blonde) a repris ses études et moi le che­min des petits bou­lots. San­dro avait mis fin à ses jours, j’ai emmé­na­gé avec un autre colocataire.

Une fois mon sac prêt, j’ai jeté un œil au salon. Mes amis n’avaient pas bou­gé. Ils étaient bel et bien morts. Je n’avais pas rêvé ou été vic­time d’une hal­lu­ci­na­tion. Ça m’a ras­su­ré sur mon état mental.

J’ai alors appe­lé le numé­ro des urgences médi­cales spé­cia­le­ment créé pour la pan­dé­mie. J’avais suf­fi­sam­ment lu quels étaient les symp­tômes du coro­na­vi­rus pour convaincre la per­sonne au bout du fil que ma femme était en insuf­fi­sance res­pi­ra­toire – de son vivant, Cathe­rine m’aurait sans doute par­don­né ce petit men­songe. Quinze minutes après mon coup de fil, l’ambulance arri­vait devant chez moi. Res­tric­tion de per­son­nel oblige, ils n’étaient que deux, le chauf­feur et un jeune méde­cin. Vêtus comme des cos­mo­nautes, ils son­nèrent à la porte. Sous la menace de mon  Beret­ta, ils acce­ptèrent sans trop de dif­fi­cul­té d’exécuter mes ordres. Une fois qu’ils eurent reti­ré leurs com­bi­nai­sons, je leur fis ava­ler à cha­cun deux com­pri­més de Dor­mi­cum. « Mais vous êtes com­plè­te­ment fou ! » Le canon de mon pis­to­let répon­dit mieux que moi à toutes leurs objec­tions. Endor­mis, ils avaient l’air moins stres­sés que lorsqu’ils étaient éveillés. Je me dis que c’était ma façon de les remer­cier pour tout le tra­vail qu’ils accom­plis­saient : mieux que des applau­dis­se­ments sur mon bal­con, je leur offrais une longue sieste.

J’enfilais une de leur tenue, char­geais l’un après l’autre le chauf­feur et le méde­cin sur leur bran­card et les ame­nais jusque dans l’ambulance. Un bran­card vrai­ment pra­tique, ingé­nieu­se­ment conçu, que l’on pou­vait des­cendre jusqu’au sol pour faire rou­ler les endor­mis des­sus, puis remon­ter de manière à rou­ler jusqu’à l’ambulance. Même seul, j’y par­vins sans aucune dif­fi­cul­té. C’est le genre de détails tech­niques qui me plaisent, tout en me fai­sant m’interroger sur les capa­ci­tés de notre espèces à se mon­trer tout à la fois ingé­nieuse et abso­lu­ment stu­pide. Un sacré para­doxe, non ?

Une fois les deux ambu­lan­ciers cou­chés à l’ar­rière de leur véhi­cule, où ils pour­sui­virent leur som­meil répa­ra­teur, j’y char­geais éga­le­ment mon sac. Per­sonne n’était sor­ti de chez lui pour voir ce qui se pas­sait, mal­gré le feu bleu de l’ambulance ; le confi­ne­ment et la peur du virus avaient du bon.

Je jetais un der­nier coup d’œil à la mai­son, aux pho­tos accro­chées aux murs. Des pho­tos de famille. Cathe­rine et moi, les filles. Je n’y recon­nais­sais pas ce que j’avais vécu avec elles, ce que j’en avais su. Ces pho­tos ne témoi­gnaient aucu­ne­ment de la réalité.

Je m’assurais que les chats n’étaient pas dans la mai­son puis arro­sais les rideaux d’alcool à brû­ler avant d’y mettre le feu.

Lorsque je par­ti au volant de l’ambulance, il était trois heures du matin et des flammes sor­taient déjà des fenêtres, léchaient l’avant-toit. D’où me venait cette nou­velle habi­tude – il y avait déjà eu la voi­ture du doc­teur – consis­tant à incen­dier les choses ? Peut-être du fait que j’écoutais sou­vent, ces der­niers temps, Let’s burn down the corn­field, chan­té par Ran­dy New­man : « Oh, it’s so good, on a cold night, to have a fire bur­nin’ warm and bright ».

A suivre

(La suite sera publiée le mar­di 14 avril)

© Lubric-à-Brac Pro­duc­tion / avril 2020

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