A moi de choisir ceux qui doivent mourir | 9

Chapitre 9

Oui, mes amis étaient déjà morts, ils ne s’écoutaient pas parler.

- En Malai­sie, les femmes ont été priées de ne pas déran­ger leur mari pen­dant le confinement.

- Maria Fai­th­full a été hos­pi­ta­li­sée. Après la mort de Manu Diban­go, on voit que le coro­na­vi­rus n’épargne pas les artistes.

- Les Anglais dressent des chiens pour détec­ter les gens infectés.

- Le tour­nage de l’é­mis­sion spé­ciale qui doit réunir les prin­ci­paux acteurs de la série « Friends » a été repoussé.

- Bon, en Afrique, ils ont l’habitude des morts…

- Vous avez vu ce con de Boris Johnson ?

- Un essai cli­nique va démar­rer. Ça consiste à admi­nis­trer à dix malades du Covid-19 une solu­tion issue du sang d’un ver marin aux pro­prié­tés oxygénantes.

- Sha­ron Stone a envoyé un mes­sage de sou­tien à la Croix-Rouge italienne…

- Le coro­na­vi­rus pour­rait voya­ger jus­qu’à quatre mètres d’un malade.

- Il paraît qu’un retour à la nor­mal n’est pas atten­du avant l’automne.

- L’autre soir, un méde­cin s’est sui­ci­dé en s’immolant par le feu dans sa voi­ture. Trop de pres­sion. Ces types-là sont en pre­mière ligne : de vrais héros !

- Pour com­battre la crise éco­no­mique due au virus, il faut une relance par la demande, pas par l’offre.

Je n’avais pas tou­ché une goutte d’alcool, mal­gré les moque­ries de mes amis. Eux, par contre…

- Je me demande si c’est bien rai­son­nable de mettre l’économie mon­diale en veilleuse pour pro­té­ger des vieux qui de toute manière vont finir par mourir…

- Je suis assez d’accord avec le pré­fet de police de Paris : ceux qui sont aujourd’hui aux soins inten­sifs sont ceux qui hier n’ont pas res­pec­té le confinement.

- C’est dingue, ce virus à l’air de plus s’attaquer aux riches qu’aux pauvres…

Il n’y a que lorsque Michel a abor­dé la ques­tion de la sexua­li­té qu’ils ont sem­blé s’intéresser à ce que disaient les uns et les autres.

- Com­ment vous faites pour la baise ?, a‑t-il deman­dé. Moi, je suis en manque…

- Tu ne couches pas avec Martine ?

- Non, elle fait de nou­veau la grève du sexe. Elle est tom­bée sur un SMS de Jessica…

- C’est qui ?

- Une jeune jour­na­liste avec qui je couche…

- Alors tout va bien…

- Jes­si­ca refuse de bai­ser depuis le confinement.

- Eh, bien, branle toi…

- C’est pas pareil…

- Si tu veux, je connais une escort qui accepte de le faire mal­gré l’interdiction…

- Je ne paie jamais pour du sexe !

- Comme tu veux…

- Donne-moi quand même son numéro…

Cela fai­sait plus de vingt-cinq ans qu’on se fré­quen­tait. Est-ce que je les connais­sais vrai­ment ? J’avais le sen­ti­ment que pas une seule fois nous n’avions été sin­cères les uns envers les autres. Nous avions tou­jours refu­sé d’ex­po­ser nos confu­sions res­pec­tives. Même ivres, nous avions tou­jours affir­mé des choses, jamais dou­té ensemble, donc jamais pen­sé ensemble.

Il m’a paru évident que je devais les éli­mi­ner. A quoi bon conti­nuer de faire sem­blant, de jouer le jeu de l’amitié, de la com­pli­ci­té, de la conni­vence ? Tan­dis qu’ils conti­nuaient de boire et d’aligner les lieux com­muns, je me suis éclip­sé. Je suis entré dans la salle de bain de Cathe­rine, c’était la pre­mière fois depuis au moins dix ans. Je savais qu’elle pre­nait des som­ni­fères.  Des trucs très forts, des pilules bleues, des Dor­mi­cum. A une époque, je consom­mais beau­coup de cocaïne. Pour réus­sir à dor­mir après une nuit pas­sée à snif­fer, je piquais un de ces trucs à Cathe­rine. Redou­ta­ble­ment effi­cace, endor­mis­se­ment rapide garanti.

Je suis reve­nu au salon avec quatre verres rem­pli de mon meilleur arma­gnac ─ mil­lé­sime 1950, 1300 euros la bou­teille, un cadeau de Cathe­rine. Moins on s’était aimé et plus on s’était fait des cadeaux luxueux. « Bon, main­te­nant, por­tons un toast à la mémoire d’Alain!» Je trem­pais mes lèvres dans mon verre tan­dis que Phi­lippe, Michel et Etienne vidaient le leur, gor­gées après gor­gées, fai­sant sem­blant d’apprécier la qua­li­té du conte­nu. Et sans ces­ser leurs bavar­dages. Après dix minutes, ils dor­maient pro­fon­dé­ment. Etienne avait de la bave qui cou­lait sur son men­ton, Phi­lippe avait lais­sé tom­ber son verre par terre et Michel ron­flait, le men­ton posé sur sa poitrine.

C’était calme sou­dain. Comme lorsque qu’on éteint la télé­vi­sion. Je res­tais dans mon fau­teuil à les regar­der dor­mir, apaisés.

J’ai d’abord étouf­fé Michel, ses ron­fle­ments cas­saient un peu l’ambiance. J’ai posé le cous­sin sur son visage après lui avoir atta­ché les mains. Il a eu quelques sou­bre­sauts, j’ai atten­du pour être cer­tain qu’il était bien mort. Il m’avait beau­coup fait rire, un temps, on avait écu­mé les boîtes de nuit, on s’était enfa­ri­né le nez, on avait dra­gué comme des for­ce­nés. Ce fut ensuite au tour d’Etienne. Lui, il n’était jamais aus­si content que lorsque nous étions assis à une table de res­tau­rant, si pos­sible gas­tro­no­mique. Que pen­sait-il du monde, de la banque, de la poli­tique ? Il s’en tirait avec des pirouettes. Pas ce soir-là. Il n’a même pas tres­sailli en mou­rant. J’ai ensuite  lon­gue­ment regar­dé Phi­lippe. Il avait une dic­tion de comé­dien, quoi qu’il dise, même en com­men­tant le der­nier match de foot. Même en par­lant de la pluie et du beau temps. Sur­tout en par­lant de la pluie et du beau temps. Il aurait pu lire un mode d’emploi sur scène s’il avait eu un public pour ça. Il n’at­ta­chait pas d’im­por­tance à ce qu’il disait, uni­que­ment à com­ment il le disait. Sa voix était grave, comme s’il por­tait en lui toute la sagesse du monde, toute la tra­gé­die, tous les sen­ti­ments les plus pro­fonds, toutes les émo­tions. Il n’était jamais las de paraître, de jouer. Il incar­nait par­fai­te­ment ce que nous étions tous deve­nus.  Même endor­mi sur le cana­pé, il sem­blait prendre la pose. Même mort, lorsque j’ai rele­vé le coussin.

Ils étaient là, trois cadavres. Comme lorsque j’avais regar­dé celui de la voi­sine, dans son jar­din, j’ai eu l’impression d’être devant un tableau. Une superbe nature morte. Jamais je n’avais à ce point com­pris ce que repré­sen­taient réel­le­ment mes amis pour moi. Je me suis sen­ti soulagé.

A suivre

© Lubric-à-Brac Pro­duc­tion / avril 2020

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