Chapitre 12
Les semaines qui suivirent furent tout à la fois étranges et passionnantes. Je mangeais peu, Alain pas du tout. Je ne savais jamais quand il allait apparaître. Au début, ça m’a un peu effrayé, mais je me suis vite aperçu que sa présence m’était agréable et qu’il était tout à fait bienveillant avec moi. Il avait bien sûr fallu que je réponde à sa question.
- Tu as réfléchi, Pierre ? M’aurais-tu aussi tué si j’avais été présent à la soirée avec les copains ?
- C’est très difficile de répondre à cette question. Ta présence m’aurait peut-être apaisé, comme elle le fait aujourd’hui…
- Tu les as tués par colère ?
- Non… Je les ai tués parce qu’ils étaient si peu vivants que cela ne m’a pas semblé faire une grande différence…
- Et moi, lorsque j’étais vivant, l’étais-je plus qu’eux ?
- Je crois, oui. Mais lorsque nous étions ensemble, nous étions tous un peu morts. C’est le groupe qui faisait ça.
- Donc, tu m’aurais aussi tué ?
- Oui, je crois… Oui.
- Et toi, pourquoi ne t’es-tu pas tué ?
- Parce qu’en les tuant, je me suis senti plus vivant. Et puis, j’aime la vie. Je sais que lorsque je serai mort, le monde entier disparaîtra. Surtout, je ne suis pas désespéré. C’est juste que dorénavant, je veux vivre à ma façon. Les convenances sociales m’alourdissaient, je veux m’élever.
Maintenant, lorsque nous parlons, c’est de tout autre chose. Ça peut sembler ridicule, mais nous évoquons les arbres, les fleurs, les animaux, le bruit que fait le ruisseau, l’étourdissante pensée que des cailloux sont là au fond depuis mille ans, dix mille ans, peut-être plus.
Parfois, Alain venait me chercher au milieu de la nuit. Il m’entraînait dans la forêt. Là, beaucoup de présences comme lui s’agitaient. Elles ne semblaient pas me prêter attention. Je m’asseyais sur un tronc et regardais, fasciné, ce qu’elles faisaient. Leurs voix se télescopaient, provoquaient des échos ; la plupart du temps, je ne comprenais pas ce qu’elles disaient. Il y avait parfois de la colère, parfois de la douceur. Une nuit, je vis une présence agenouillée dans la mousse, entourée d’autres présences qui semblaient l’encourager. De sa bouche sortaient des flots d’une couleur indéfinie, entre le vert et le marron. Elle semblait souffrir beaucoup. Alain m’expliqua qu’il s’agissait d’un homme devant vomir toutes les paroles qu’il avait prononcées dans sa vie sans qu’elles correspondent à sa propre réalité. Cela dura une bonne partie de la nuit. De retour au chalet, peu avant le lever du soleil, je me couchai légèrement fiévreux. Sans doute avais-je pris froid dans les bois. Le lendemain, en me réveillant, j’avais mal à la gorge.
Malgré mon peu d’appétit et la récolte quotidienne d’herbes sauvages, la nourriture vint à manquer. Les journées étaient plus longues, la température s’était élevée. Je décidai de descendre jusqu’au chalet se trouvant cinq kilomètres plus bas. C’était également un chalet de vacances, j’y trouverai sans doute des réserves.
J’ai été très prudent. Arrivé près du chalet, je me suis couché dans l’herbe et j’ai attendu plusieurs heures. Rien ne bougeait, aucun bruit, les volets étaient fermés. Il ne me fut pas difficile de forcer l’entrée. L’intérieur était beaucoup plus moderne que celui du chalet d’Alain. Il y avait l’électricité, de l’eau chaude, des radiateurs dans toutes les chambres. Dans cet environnement quelque peu aseptisé, je me rendis compte que je dégageais une forte odeur de feu de bois et de vieille transpiration. Je me vis dans un miroir et me reconnu avec peine. J’avais une barbe plus longue que je ne l’imaginais, les cheveux en bataille, des traces de crasse dans les rides de mon visage. Au fond du couloir se trouvait une salle de bain, du savon, du shampoing, de l’eau de toilette, des rasoirs jetables, de la mousse à raser… J’ai pris le savon et l’ai mis dans ma poche. Il me servirait pour ma toilette dans la rivière.
Dans les armoires de la cuisine, je me servis de pâtes, de riz, de céréales, de boîtes de sardines et de café en poudre. Au salon trônait un téléviseur. Après avoir allumé le poste, j’ai zappé, fasciné par ce je voyais. Par ce que j’entendais aussi. Sur toutes les chaînes, on parlait de la fin de la pandémie. C’est à dire qu’on estimait que le virus ne progressait plus, que le nombre de malades devant être hospitalisés était tout à fait raisonnable, qu’il y avait assez des respirateurs pour les plus atteints, que le taux de mortalité était désormais «dans la moyenne ». Journalistes, commentateurs, experts en tous genres, politiciens et responsables des instituts de sondage étaient tous d’accord : il fallait relancer la consommation. Que le travail reprenne, que les commerces soient à nouveau accessibles. Leur unanimisme était déprimant. Il y avait bien des leaders de l’opposition qui demandaient des comptes au gouvernement, mais ils étaient taxés de populisme et les journalistes vedettes les passaient à la question comme s’il s’agissait de cancres, de trublions, de saboteurs. « Vous pensez vraiment que l’heure est aux règlements de comptes ? J’ai l’impression que vous instrumentalisez la crise. Le pays et l’économie ont besoin de l’unité nationale, d’une union sacrée pour que la relance économique ait lieu… » Il y avait quelques voix dissidentes, de-ci de-là, pour rappeler les promesses faites au cœur de la crise sanitaire. Pour signaler que la consommation à outrance n’était sans doute pas la première chose à rétablir… Mais, à en juger par les réactions des téléspectateurs, par les micros-trottoirs, la majorité de la population se réjouissait de retrouver le chemin des boutiquiers, d’acheter, à nouveau, à tour de bras. Ils allaient pouvoir le faire par étapes durant les prochains mois.
Je regrettai beaucoup d’avoir allumé cette télévision. Je l’éteignis, me levai, pris mon sac et repartis en direction de mon refuge. J’y arrivai à la nuit tombée. J’attendis la venue d’Alain. J’avais besoin de lui parler, de lui demander si tout ça n’avait été qu’un rêve, un délire de ma part. J’avais besoin de sentir sa présence pour être bien certain de ne pas avoir fantasmé. Je me retins de dormir toute la nuit, craignant de me réveiller, le lendemain, dans le lit de ma villa, retrouvant ma vie d’avant, ma non-vie. Je partis même dans la forêt, m’épuisai à la parcourir à la recherche des esprits qui l’habitent.
Le soleil s’est levé sans qu’Alain me rejoigne. Je décidai de retourner vers cette télévision, pour vérifier que ce que j’y avais vu la veille. Je me sentais perdu, ne sachant plus à quelle réalité m’accrocher. Arrivé près du chalet, je m’arrêtai soudain. Une voiture était garée sur le bord de la petite route. Des voix montaient jusqu’à moi.
- Quelqu’un est entré par effraction, il faut appeler la police !
A suivre
© Lubric-à-Brac Production / avril 2020
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