A moi de choisir ceux qui doivent mourir | 5

Chapitre 5

Quand j’y repense, je me dis que j’ai fait preuve d’un sang-froid incroyable.

La voi­sine gémis­sait dans l’herbe, sa chatte avait dis­pa­ru. Ren­tré chez moi, j’ai enfi­lé une com­bi­nai­son de peintre en poly­pro­py­lène avec capuche, des gants de ménage, bu cul sec un verre de vin blanc, mis des couvres chaus­sures. Tout un maté­riel ache­té six mois aupa­ra­vant pour repeindre la cave et que je n’avais jamais uti­li­sé. Dans ma tête tout était clair.

Fran­chir la haie, au bout du ter­rain, là où elle est la moins épaisse, mar­cher sur un petit muret déli­mi­tant une ran­gée de fleurs. D’un bond, atter­rir sur le début du che­min de dalles en béton lavé qui per­met de se dépla­cer par­tout sans abî­mer la pelouse. Ne pas lais­ser de traces de pas dans le gazon.

J’ai char­gé la voi­sine sur mon épaule – elle n’était pas très lourde, avait la mai­greur sèche des gens méchants. Elle gémis­sait tou­jours mais n’était pas consciente. Sur son front, un gros héma­tome se déve­lop­pait. Arri­vé près de la ran­gée de fleurs, j’ai déli­ca­te­ment fait glis­ser madame Delombre à terre, puis, sai­sis­sant sa tête, je l’ai lais­sée retom­ber avec force sur le muret. Une fois, deux fois, trois fois, en fai­sant bien atten­tion que la tête touche le muret tou­jours au même endroit. Elle sai­gnait abon­dam­ment. Enfin, après quelques effort, la boîte crâ­nienne a cédé. Plus de pouls, la vieille était morte, bien morte.

Après être tran­quille­ment et pru­dem­ment aller cher­cher le mar­teau, j’ai rejoint ma mai­son, reti­ré et mis mes habits de pro­tec­tion dans un sac pou­belle. Le mar­teau fut net­toyé à l’alcool à 90 degrés. Mes mains ne trem­blaient pas, aucune panique, aucune culpabilité.

Assis sur le cana­pé du salon, j’ai bu quatre-cinq verres de scotch en regar­dant un vieux film, Taxi Dri­ver. La vieille était morte, je ne res­sen­tais pas d’émotion par­ti­cu­lière. Plu­tôt le sen­ti­ment d’avoir enfin accom­pli une tâche utile. Plus jamais cette har­pie ne pro­tes­te­rait parce que les filles fai­saient trop de bruit, parce que les chats pis­saient dans son jar­din, parce que notre gazon n’était pas ton­du… En un coup de mar­teau, je nous avais ven­gés d’années de per­sé­cu­tions. Elle était morte, la vieille, bien fait pour elle, tant mieux pour nous, nous allions enfin pou­voir pro­fi­ter de notre jar­din, bron­zer à poil si ça nous chante, invi­ter des amis, faire la fête toute la nuit…

Bien évi­dem­ment, rien de tout ça ne fut pos­sible. Les ras­sem­ble­ments de plus de cinq per­sonnes étaient déjà inter­dits, plus de fêtes entre amis. A Bar­ce­lone, une orgie pri­vée, entre potes, avait été dénon­cée à la police, les par­ti­ci­pants emme­nés au poste. Les opé­ra­teurs de télé­pho­nie détec­taient les attrou­pe­ments non-auto­ri­sés via les mobiles et trans­met­taient ces don­nées aux auto­ri­tés. Mes filles sont peut-être mortes dans une des tentes dres­sées à Cen­tral Park pour accueillir les malade du coro­na­vi­rus, cou­chées à même le sol par manque de lit.

Le len­de­main de la mort de madame Delombre, je suis sor­ti dans le jar­din très tôt, pour boire une tasse de café et fumer une ciga­rette. Mis en condi­tion, j’ai crié : « Madame Delombre ! Madame Delombre ! Vous allez bien ? Il y a un pro­blème ? ». Très fort, pour qu’on m’entende dans le voi­si­nage. Et puis j’ai cou­ru vers elle, emprun­tant le même che­min que la veille au soir.

Bien pié­ti­ner l’herbe autour du cadavre, le tou­cher. Crier à l’aide, cou­rir jusqu’à la mai­son, télé­pho­ner à l’ambulance, expli­quer qu’un acci­dent a eu lieu, que ma voi­sine semble mal en point. D’autres voi­sins sont sor­tis de chez eux, dans le jar­din de la vieille ils regar­daient le corps, se deman­dant que faire. Une femme trem­blait dans les bras de son mari : « Antoine, va cher­cher une cou­ver­ture, elle doit avoir froid ».

Lorsque les ambu­lan­ciers sont arri­vés, il y avait cinq-six per­sonnes dans le jar­din. Ils eurent vite fait de conclure que madame Delombre était morte et qu’il fal­lait appe­ler la police. Mon but était atteint : la scène de crime – MA scène de crime – était tout à fait pol­luée. Je me sen­tais comme un artiste lors d’un ver­nis­sage. Mon tableau était magni­fique : « La mort de la vieille aca­riâtre en son jar­din ». Une œuvre tout à la fois moderne et clas­sique. De belles cou­leurs : un gre­nat virant sur le noir sous la tête de la morte, le bleu marine de sa robe, le mar­ron gri­sâtre de son châle, le vert du gazon. Une com­po­si­tion auda­cieuse. Depuis la porte-fenêtre de ma cui­sine, j’ai obser­vé les poli­ciers faire des pho­tos, ten­ter de com­prendre ce qui s’était pas­sé, exa­mi­ner les traces, se concerter.

L’un d’entre eux est venu son­ner à ma porte. Il ne por­tait ni masque ni gants et se tenait à trois mètre de l’entrée. Un auto­col­lant col­lé sous l’œilleton indi­quait que j’étais en qua­ran­taine, il se méfiait.

- C’est vous qui avez trou­vé le corps ?

- J’ai aper­çu madame Delombre cou­chée dans son jar­din et suis sor­ti pour lui appor­ter de l’aide.

- Vous avez vu ce qui lui est arrivé ?

- Non.

- Vous avez tou­ché le corps ?

- Euh… Oui, pour voir si je pou­vais faire quelque chose pour elle…

- Vous êtes en qua­ran­taine, vous n’êtes pas cen­sé sor­tir de chez vous.

- Je sais, mais je n’ai pas réflé­chi, elle me sem­blait en dif­fi­cul­té. Dès que les ambu­lan­ciers sont arri­vés, je suis ren­tré chez moi.

- Il faut que vous res­tiez à la dis­po­si­tion de la police. Nous aurons peut-être encore des ques­tions à vous poser.

Ils ne sont jamais venus me poser d’autres ques­tions. Ils ont eu bien assez à faire avec la rapide aug­men­ta­tion du nombre de per­sonnes infec­tées, donc de décès, et tout le bazar que ça a géné­ré dans les jours et les semaines qui ont sui­vis. La mort de madame Delombre a été tota­le­ment éclip­sée par celle de nom­breuses autres per­sonnes atteintes par le virus. Aidé par les cir­cons­tances, j’avais réus­si le crime par­fait. Ça m’a ouvert des perspectives.

A suivre

© Lubric-à-Brac Pro­duc­tion / avril 2020

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