Chapitre 11
Mon intuition avait été la bonne. Au volant de l’ambulance, sirène actionnée, je passai les barrages sans avoir à m’arrêter. Au bout de dix minutes, je croisai plusieurs camions de pompier. J’avais visiblement déclenché un gros incendie. Tout le quartier résidentiel était peut-être en feu.
Je déposai les deux ambulanciers dans une cabane de chantier. Ils dormaient toujours comme des bienheureux et je les recouvris de couvertures isothermiques trouvées dans leur matériel. Je ne voulais pas qu’ils tombent malade par ma faute. Puis je me suis engagé sur l’autoroute, en direction de la montagne. Personne ne songea à m’arrêter ou à me contrôler. Quand des barrières étaient baissées, on les ouvrait pour me laisser passer. C’était assez enivrant. Mon voyage ne ressemblait pas à une fuite, plutôt à un parcours triomphal. Le jour s’était levé depuis quelques heures lorsque j’arrivai dans une vallée transversale. Devant moi, les sommets enneigés des Alpes occupaient tout l’horizon. Je n’avais croisé personne depuis plusieurs kilomètres, conséquence de la pandémie de coronavirus. Le confinement était plutôt bien respecté. Je cachai l’ambulance sous des branches de sapins et de mélèzes après l’avoir engagée dans un chemin forestier. Sac au dos, j’entrepris une longue montée dans la forêt. J’estimai en avoir pour une dizaine d’heures de marche. Mon but était de rejoindre la vallée parallèle où je savais pouvoir trouver refuge. Si l’on retrouvait l’ambulance, personne n’imaginerai que j’avais ensuite autant marché. Ce fut dur mais tout à fait épatant. Je m’arrêtai lorsque la nuit vint à tomber. J’eus la chance de trouver un abri de chasseurs. Pour la première fois depuis longtemps, je ne ressentais aucune crainte, aucune angoisse. Loin de tout, sans aucun moyen de communication, seul devant un feu, comme lové dans la nuit, entouré de bruits d’animaux, je regardais les étoiles, me sentais accepté par ce qui m’entourait, appartenir à un ensemble. Après m’être restauré, je m’endormis rapidement et profondément, épuisé par les efforts physiques.
Le lendemain, au milieu de la journée, j’arrivai à destination. Le chalet était resté tel qu’en mon souvenir. Perché tout en-haut des pâturages, en bordure de la forêt, isolé, à cinq kilomètres de la plus proche habitation, à dix kilomètres du premier village. Un vieux chalet d’alpage. Sur la façade sud, au-dessus de la porte d’entrée, une date était gravée dans le bois : 1724. Un désespérant psaume biblique aussi : « Servez l’Éternel avec crainte et réjouissez-vous avec tremblement ». Il appartenait à la famille d’Alain depuis plusieurs générations. Enfant, j’y avais passé des vacances avec lui et ses parents. Lorsque, adulte, je retrouvais Alain, nous y retournâmes ensemble quelques fois. Je savais que la clé était cachée sous une bûche du tas accoté au chalet. Il n’y avait pas l’électricité, un ancien fourneau permettait de faire à manger, un poêle à banquette chauffait la pièce principale, dans laquelle se trouvait un lit, une petite table et une bibliothèque. L’eau était fournie par une source : un robinet à la cuisine et un autre dans une sommaire salle de bain. Les toilettes, une planche trouée, étaient à l’extérieur, posées sur une fosse septique dans laquelle on jetait de temps en temps de la sciure. Des provisions de garde étaient stockées dans un réduit, Alain disait toujours que si la guerre éclatait, ou en cas de problème majeur, il viendrait se réfugier là. Je m’installai.
Nous étions au début du mois d’avril, il faisait soleil, la température ne descendait plus en dessous de trois degrés la nuit, pouvait atteindre 15 degrés le jour.
Durant les vacances, le père d’Alain partait dans la forêt chercher du bois et des petits fruits. J’adorais l’accompagner. Il cueillait aussi des orties, de l’ail des ours, des épinards et de la rhubarbe sauvage, du cynorrhodon… Cinquante ans plus tard, je savais toujours reconnaître ces plantes comestibles.
Enfants, avec Alain, nous jouions les explorateurs, affrontant les pentes escarpées menant à un petit lac de montagne, un pique-nique dans nos sacs à dos. Nous étions Tom Sawyer et Huckleberry Finn. Adultes, nous n’étions pas venus souvent. La dernière fois, nous avions passé beaucoup de temps à parler. Surtout Alain. Les choses allaient mal entre lui et sa compagne, il se demandait s’il ne devrait pas la quitter. Moi, c’est le genre de sujet que je n’ai jamais abordé avec qui que ce soit. Non pas que je ne me sois pas posé de question sur le couple que nous formions, Catherine et moi. Mais je n’ai jamais pensé que d’en parler puisse faire avancer les choses. Mettre des mots sur les sentiments ou les émotions, ça m’a toujours semblé contradictoire. Ce sont des choses que l’on vit, pas dont on parle. Nous étions redescendus, Alain certain qu’il allait quitter sa compagne – il ne l’a pas fait – et moi convaincu que les mots se dressaient comme des barrières entre nous et la réalité.
Le lendemain de mon arrivée, je suis allé me promener jusqu’à la forêt, celle où nous allions enfants. Je n’y reconnus pas le paysage, plutôt les sensations. En me baladant, il me sembla que des présences, autres qu’animales, hantaient les bois. Elles passaient furtivement entre les arbres, parfois me frôlaient. Cela m’intrigua. L’après-midi passa ainsi. De retour au chalet, je me confectionnai un frugal repas, choisis un livre dans la bibliothèque – un vieux roman policier américain – et lus quelques heures avant de m’endormir. Au milieu de la nuit, un souffle glacé me réveilla. Alain était debout au pied de mon lit. Disons plutôt qu’il s’agissait d’une forme physique dont je savais que c’était lui. Il s’approcha.
- Je suis content de te voir, Pierre.
- Moi aussi Alain. Tu n’es pas mort ?
- Mort ou vivant, ça a peu d’importance. Je t’attendais. J’ai une question à te poser…
- Laquelle ?
- Si j’avais été avec les autres, chez toi, l’autre soir, est-ce que tu m’aurais aussi tué ?
- Je ne sais pas.
- Penses‑y…
La présence disparut. Je me levai, interloqué, et passais le reste de la nuit à réfléchir à cette question. Lorsque le jour se leva, je me fis du café et sortis devant le chalet. Il y avait encore de la brume au pied des arbres, là-haut, à la lisière de la forêt. Un rayon de soleil me chauffait le visage et Alain me regardait, assis sur un rocher, à dix mètre de moi. Souriant.
A suivre
© Lubric-à-Brac Production / avril 2020
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