A moi de choisir ceux qui doivent mourir | 3

Chapitre 3

L’ambiance au super mar­ché était incroyable. Des rayons vides : plus de pro­duits conge­lés, plus de pâtes, plus de boîtes de ravio­lis, plus de PQ non plus. J’ai pris ce que j’ai pu. Sans oublier les boîtes pour les chats. Cathe­rine et moi vivions au cœur d’une zone rési­den­tielle, dans une de ces petites villes qui à l’origine étaient des bourgs de cam­pagne et qui sont deve­nues des cités dor­toirs pour les classes moyennes. Nos deux filles, Prune et Océane, étaient aux Etats-Unis, à New York, où elles étu­diaient le gra­phisme pour l’une, le ciné­ma pour l’autre. Affec­ti­ve­ment, j’avais per­du contact avec elles à leur ado­les­cence, mais elles étaient res­tées proches de leur mère. Une cha­tière per­met­tait aux chats de se bala­der à l’extérieur mais ils ne chas­saient pas, pas pour se nour­rir en tout cas.

J’étais en train de ran­ger les courses lorsqu’on a son­né à la porte. C’était le méde­cin, por­tant un masque et des gants. Je le connais­sais, c’était un ami de Cathe­rine. Ils avaient fré­quen­té les mêmes écoles, le même club de ten­nis. Je pense qu’il a eu une aven­ture avec elle, dans le temps, et peut-être plus récem­ment, mais la jalou­sie est un sen­ti­ment que je res­sens peu. Sur­tout pas en matière sexuelle.

- Bon­jour Pierre. Cathe­rine m’a appe­lé. Est-ce que je peux la voir ?

- Bon­jour Paul… Pour­quoi vous a‑t-elle appelé ?

- Elle m’a dit qu’elle ne se sen­tait pas bien, qu’elle avait de la peine à respirer…

- Ah…

- Vous n’êtes pas au courant ?

- Nous nous sommes peu vus ses der­niers jours. Je tra­vaille beau­coup et… Oui, je sais qu’elle a un début de grippe… Elle dor­mait la der­nière fois que… Entrez, bien sûr, je vais la pré­ve­nir que vous êtes là…

- Non, Pierre, je vais aller l’examiner. Res­tez ici. Il faut être pru­dent, avec cette épidémie…

Son ton était assez désa­gréable. Comme il m’était désa­gréable de consta­ter que Cathe­rine avait appe­lé son méde­cin sans m’en par­ler. Je pas­sais pour un con. Il est allé direc­te­ment vers sa chambre, comme s’il connais­sait le chemin.

Dix minutes plus tard, il m’annonçait qu’une ambu­lance allait venir la cher­cher. Elle devait être hos­pi­ta­li­sée. Je n’ai pas bien com­pris, j’ai vou­lu allez la voir, il m’a dit que ce n’était pas rai­son­nable, que je devais moi-même res­ter en qua­ran­taine, ne plus sor­tir pen­dant qua­torze jours, en atten­dant de savoir si j’étais conta­mi­né ou pas. Je me suis lais­sé convaincre, je le regrette bien. Notre his­toire aurait dû se ter­mi­ner par un bai­ser, pas comme ça.

Les ambu­lan­ciers ont emme­né Cathe­rine. Elle a tour­né la tête au moment où ils fai­saient glis­ser le bran­card dans l’ambulance. Moi, j’étais der­rière la paroi vitrée du salon. Nos regards se sont croi­sés, briè­ve­ment, une der­nière fois. Que pen­sait-elle à ce moment-là ? Et moi ?

Je me suis retrou­vé seul dans la mai­son, après que le méde­cin m’ait répé­té que je ne devais pas en sor­tir, que je devais deman­der à quelqu’un de faire mes courses en cas de besoin.

- Quand Cathe­rine va-t-elle sor­tir de l’hôpital ?

- Je ne sais pas, Pierre. Cela dépen­dra de la manière dont son orga­nisme va lut­ter contre le virus.

- Vous me tien­drez au courant ?

- Bien sûr…

Mes armoires et mon fri­gi­daire étaient pleins de nour­ri­ture. Ma cave rem­plie de pinard. J’avais un immense écran plat haute-défi­ni­tion, des cen­taines de DVD, une bonne connexion inter­net. Les dix pre­miers jours, je ne suis pas sor­ti. J’ai télé­pho­né régu­liè­re­ment au méde­cin. C’est chaque fois son assis­tante qui m’a répon­du. Cathe­rine avait été trans­fé­rée aux soins inten­sifs, je ne pou­vais pas aller lui rendre visite. J’ai prié l’assistante de deman­der au doc­teur pour­quoi on ne me tes­tait pas pour savoir si j’avais attra­pé le virus. Deux jours plus tard, l’assistante m’a infor­mé que le doc­teur lui avait répon­du qu’il n’y avait plus assez de tests, qu’ils étaient réser­vés aux cas impor­tants, que je n’en étais pas un, que je ne fai­sais pas par­tie de la popu­la­tion à risque, que je devais sim­ple­ment res­ter en qua­ran­taine, comme on me l’avait déjà expliqué.

Quelques clients me com­man­daient encore des mes­sages pour les réseaux sociaux. « La bou­che­rie Au bœuf cou­ron­né n’a qu’un seul virus, celui de bien ser­vir sa clien­tèle. Nous livrons désor­mais gra­tui­te­ment à domi­cile ». « Vous hési­tez à prendre les trans­ports en com­mun ? Vous avez rai­son ! Taxi Claude vous emmène en toute sécu­ri­té là où vous devez aller ! ». « Quels risques êtes-vous prêts à prendre ? Celui de la qua­li­té ? Com­man­dez nos pro­duits aujourd’hui, rece­vez-les demain ». Les pos­tiers trans­por­taient plus de mar­chan­dises que de lettre d’amour. Qui écrit encore des lettres d’amour ? Moi, la der­nière, c’était à Cathe­rine, au début de notre rela­tion. Elle m’avait quit­té, je ne me sou­viens plus pour­quoi, et je suis par­ve­nu à la faire chan­ger d’avis. Lorsqu’elle s’est fina­le­ment ren­due compte que je me payais de mots, il était trop tard : nous avions en com­mun une mai­son, deux enfants et une entreprise.

Pen­dant cette qua­ran­taine, j’ai beau­coup regar­dé les news à la télé­vi­sion. Ce fut une erreur. Je les écou­tais, ces poli­ti­ciens, expli­quer qu’ils avaient la situa­tion en main et que le bien-être de la popu­la­tion était au cœur de leurs pré­oc­cu­pa­tions. Et les jour­na­listes leur étaient tota­le­ment sou­mis : pas une ques­tion déran­geante, pas de remise en ques­tion de leur langue de bois, pas de demande de pré­ci­sions. « C’est la guerre », assé­nait le pou­voir, l’u­ni­té natio­nale devait pré­va­loir, point final : « tout le monde ali­gné, en rang par deux, garde à vous ! » Une vio­lente rage est mon­tée en moi. Ma voi­sine fut la pre­mière à en faire les frais.

A suivre

© Lubric-à-Brac Pro­duc­tion / avril 2020

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