Chapitre 4
Le chat de la voisine n’arrêtait de venir emmerder les nôtres, passant sous la haie de thuyas qui sépare nos deux maisons. C’était une chatte. Les nôtres, des matous castrés. Dès qu’on entendait des miaulements agressifs dans le jardin, on savait que la chatte foutait le bordel. Elle se mettait devant la chatière pour empêcher les autres de sortir, les soufflait dès qu’elle les croisait. Une chieuse.
Pour Catherine, ce n’était pas bien grave, nos deux matous n’avaient qu’à se défendre, la chasser. J’étais plusieurs fois allé demander à la voisine de garder sa chatte chez elle. Elle était à la retraite de l’enseignement public depuis deux ans, et après avoir passés sa vie à emmerder ses élèves, elle nous emmerdait, nous. Elle savait tout mieux que personne : comment jardiner, comment cuisiner, comment garer sa voiture, quand faire venir le ramoneur, que donner à manger aux chats, comment élever les enfants, pour qui voter… Insupportable. Sauf pour Catherine, qui supporte tout, y compris moi. Qui supportait tout. A ce moment là, je ne savais pas encore qu’elle allait mourir, seule, à l’hôpital. Sans ses filles pour lui tenir la main et l’embrasser une dernière fois. Sans son mari pour lui dire à quel point il était désolé. Désolé de n’avoir pas su, de n’avoir pas pu, pas voulu… Non, je ne savais pas qu’elle allait mourir, elle qui sans doute était la seule personne de ma connaissance à mériter de vivre. Mais je devais le pressentir, je me sentais de plus en plus mal, tournant en rond dans la maison, interdit de sortie.
Le coronavirus était partout. A la télévision, dans les journaux, sur les réseaux sociaux. Les gens ne parlaient que de ça. Le nombre de morts augmentaient rapidement. J’avais téléphoné à Prune et à Océane. Un appel en visio. Elles vivaient dans le même appartement, en colocation avec d’autres branleuses comme elles, plus ou moins confinées. Je leur ai menti. « Votre mère va bien, ce n’est pas le coronavirus, juste une bronchite comme elle en fait tous les ans. Vous ne pouvez pas l’appeler pour l’instant, le standard de l’hôpital est débordé et elle n’a pas pris son téléphone portable. » Elles m’ont cru, un peu. Je ne leur ai pas révélé que j’étais en quarantaine. « La prochaine fois que j’irai lui rendre visite, je lui dirai que nous nous sommes parlé et que vous l’embrassez ». Je leur ai fait quelques recommandations, leur expliquant que continuer à faire tourner des pétards – de la drogue, pas des explosifs, quelque chose pour s’abrutir la tête, pas pour faire sauter un vieux monde pourri – n’était pas très prudent en ces temps d’épidémie. « T’en fait pas, dad, nous, les jeunes, on ne risque rien, le virus ne tue que les vieux comme toi… » Où sont-elles aujourd’hui ? Toujours vivantes ? Le coronavirus, maintenant on le sait, n’a pas de préférence concernant l’âge de ses victimes. C’est un virus, il n’a pas de conscience, il s’invite dans les organismes pour se propager, pour se développer. Comme nous l’avons fait sur cette planète. Nous non plus, nous n’avons pas de conscience. Nous l’avons perdue il y a longtemps.
Je sirotais un verre de blanc dans la cuisine, en écoutant « My Funny Valentine » de Chet Baker, fumant une cigarette trop sèche tirée d’un paquet retrouvé au fond d’un tiroir. Catherine n’était plus là pour m’encourager à ne pas fumer, je venais de recommencer après un arrêt de deux ans. J’ai entendu les miaulements plaintifs de nos chats, puis ceux, agressifs, de la chatte de la voisine. J’ai ouvert la porte-fenêtre, il faisait déjà nuit, ce devait être 20 heures. J’ai pesté: « Ça suffit, casses-toi, saloperie ! »
La chatte était au milieu de la pelouse et me regardais de ses yeux vicieux, les mêmes que ceux de sa maîtresse. Mes matous avaient disparus, j’ai eu un peu honte pour eux.
J’ai ramassé une paire de crocs qui trainaient devant la porte-fenêtre et j’en ai lancé un contre la chatte. Je l’ai ratée, elle a à peine bougé. La deuxième croc l’a frôlée, la chatte a soufflé, s’est retournée et s’est enfilée sous la haie. J’ai pris mon téléphone portable et j’ai appelé la voisine : « Madame Delombre ! Votre chatte fait de nouveau chier mes chats ! ». La vielle prof est sortie de chez elle. Sa maison était une réplique de la nôtre et, comme moi, elle se tenait devant la porte vitrée de sa cuisine, celle qui donne sur le jardin qui se trouve à l’arrière de la maison.
On dit jardin mais c’est juste une étendue d’herbe. Catherine avait essayé de planter des légumes, une année. Beaucoup de travail pour pas grand-chose. Sur la parcelle de Madame Delombre, il y avait une cabane dans laquelle elle entreposait sa chaise longue et son parasol en attendant les beaux jours. Catherine aurait voulu que j’en construise une même pour nous. J’avais acheté des planches, des vis, une visseuse électrique, un double mètre, une scie sauteuse, un marteau. Les planches pourrissaient dans l’herbe, toujours attachées en paquet. Les vis et la visseuse étaient je ne sais où. La scie, je l’avais prêtée à un voisin. Voilà, je n’ai même pas été capable d’offrir à ma femme la petite cabane qu’elle souhaitait. Catherine ne m’avait fait aucun reproche, juste suggéré qu’on engage quelqu’un pour la construire. « Non, non, pas besoin, je vais m’y mettre le week-end prochain… » Pas le prochain, non, ni le suivant, ni celui d’après, ni aucun autre. Jamais. Jamais Catherine ne mettrait deux chaises longues et un parasol dans cette foutue cabane que je n’avais pas construite. Jamais nous ne nous coucherions côte à côte dans le jardin par une belle après-midi d’été. Je ne mettrai pas de protection solaire sur ses épaules et son dos, je ne regarderai pas, amusé et excité, l’arrondi de ses seins, le galbe de ses cuisses, les plis de son entrejambe dévoilés pas un bikini très petit, bikini, petit, petit bikini tout petit…
J’avais bu deux bouteilles de vin blanc dans la journée. Je ne dis pas ça pour m’excuser, juste pour être factuel.
- Vous n’êtes pas censé être en quarantaine ?, m’a interpellé la vieille.
- Mêlez-vous de ce qui vous regarde, connasse !
- Restez poli ! Vous avez bu ?
- Je vous emmerde. La prochaine fois que votre chatte pénètre dans mon jardin, je la bute …
- Si vous touchez à Princesse, j’appelle la police !
La dite Princesse, comme voulant éprouver la sincérité des déclarations de sa maîtresses, a repassé la haie et est venue me narguer. «Nom de Dieu !». J’ai vu rouge, je me suis précipité. La chatte, surprise, a filé dans la mauvaise direction, au fond du jardin, vers le tas de planches pourrissantes. J’ai voulu l’attraper, elle m’a échappé, s’est enfuie cette fois du bon côté, vers la haie, vers sa maîtresse qui écartait les branche des thuyas pour voir comment protéger son maudit animal. Sur le tas de planche, le marteau rouillait. Je l’ai empoigné et, submergé par la colère, je l’ai jeté en direction de la chatte.
Ça a fait un drôle de bruit. Le marteau qui cogne la tête de la vieille. Un bruit étouffé mais quand même impressionnant. Elle est tombée à la renverse.
A suivre
© Lubric-à-Brac Production / avril 2020
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