A moi de choisir ceux qui doivent mourir | 7

Chapitre 7

Après avoir mis le feu à la voi­ture du doc­teur, afin de détruire d’éventuelles traces, je suis ren­tré chez moi. Pas­ser les contrôles poli­ciers n’a pas été un pro­blème. Il fal­lait sim­ple­ment avoir avec soi une décla­ra­tion, qu’il suf­fi­sait d’imprimer et de rem­plir, pré­ci­sant le motif du dépla­ce­ment. J’y avais indi­qué que j’allais cher­cher les effets per­son­nels de Cathe­rine à l’hôpital : son alliance, ses boucles d’oreille et ses deux chaî­nettes, celle pour le cou et celle pour la che­ville. Tout ça avait été dés­in­fec­té, tan­dis que ses habits, eux, ont été brû­lés.  Aux bar­rages, on ne m’a pas deman­dé d’autres précisions.

De retour chez moi, j’ai trou­vé sur la porte un mes­sage : « Nous savons que votre femme est morte du coro­na­vi­rus. Vous êtes sans doute éga­le­ment infec­té. Ayez l’élégance de quit­ter le quar­tier afin de ne pas nous mettre en dan­ger. » Bien sûr, la mis­sive n’était pas signée. Sur la table basse du salon, un autre mes­sage m’attendait sur mon télé­phone por­table. Je ne l’avais pas empor­té avec moi afin de ne pas signa­ler mon dépla­ce­ment. Cette pan­dé­mie était l’occasion rêvée pour mettre toute la popu­la­tion sous sur­veillance et les gou­ver­ne­ments n’al­laient pas s’en pri­ver. Le mes­sage était de Phi­lippe, il m’apprenait qu’Alain venait de mou­rir, lui aus­si infec­té par le coronavirus.

De toute la bande, c’était celui que je connais­sais depuis le plus long­temps. Nous avions gran­di dans le même quar­tier. Nos parents s’en­ten­daient bien et se retrou­vaient sou­vent pour l’apéro. Son père était peintre en bâti­ment, le mien car­re­leur. Des hommes un peu frustres mais joyeux, qui enton­naient les chan­sons à la mode dès qu’ils avaient un verre dans le nez. Et les mères riaient en cou­pant le sau­cis­son, et les pères chan­taient en débou­chant les bou­teilles. Alain et moi en pro­fi­tions pour nous éclip­ser, pour aller jouer dans la rue. Nous étions les meilleurs amis du monde. Contrai­re­ment à moi, Alain était bon à l’école. Il aimait étu­dier tan­dis que ce qui me pas­sion­nait par-des­sus-tout, c’était les bandes des­si­nées. Il y eut une dis­pute. Je crois que le père d’Alain a eu des gestes dépla­cés envers ma mère, à moins que ce soit mon père qui ait embras­sé sa mère. Nous avons démé­na­gé et je n’ai retrou­vé mon copain d’en­fance que quinze ans plus tard. Il était deve­nu prof, moi… Moi, je ne sais jamais que dire de ma pro­fes­sion, qui n’en est pas vrai­ment une, qui ne m’a jamais inté­res­sée. Si je n’avais pas ren­con­tré Cathe­rine, j’aurais sans doute été un mar­gi­nal, un cas social.

J’ai pen­sé toute la nuit à la mort d’Alain, à mon enfance, à mes parents, aujourd’­hui décé­dés. Comme j’avais arrê­té de boire, plus rien ne m’empêchait de réflé­chir, plus rien ne me plon­geait dans un som­meil coma­teux. On venait d’apprendre que le chan­teur Chris­tophe, atteint par le virus, était en réani­ma­tion dans un hôpi­tal pari­sien. A l’é­poque de mon enfance, mon père et celui d’Alain ado­raient chan­ter « Aline » : « Et j’ai crié, crié, Aline, pour qu’elle revienne. Et j’ai pleu­ré, pleu­ré, oh, j’avais trop de peine… » Aujourd’­hui, sur les réseaux sociaux, des chan­teurs don­naient des mini-concerts depuis leurs appar­te­ments. Des écri­vains lisaient leurs livres à haute voix, des comé­diens, dont Phi­lippe, décla­maient les grands et les petits auteurs. Je trou­vais ça détes­table, moi qui n’aimais plus que des chan­teurs morts et qui appré­ciais la lec­ture parce que c’était une acti­vi­té silencieuse.

Ma grande chance était de ne pas être confi­né en ville, dans un immeuble, avec le bruit des voi­sins au-des­sus de ma tête, avec leurs odeurs dans la cage d’escaliers. A cent mètres de la mai­son com­men­çait un bois. Depuis que j’avais arrê­té l’alcool et la ciga­rette j’allais y cou­rir tous les matins. Cela ne m’était jamais arri­vé aupa­ra­vant. J’avais bien fait un peu de foot­ball lorsque j’étais enfant, mais depuis, plus de sport. En cou­rant, je pen­sais à Cathe­rine, à Alain…

Ce matin-là, j’avais cou­ru envi­ron deux kilo­mètres puis m’é­tais arrê­té au bord de la rivière, un peu à l’écart des che­mins qui sillonnent la forêt. Je regar­dais l’eau cou­ler, faire des vague­lettes là où des cailloux ou la mol­lasse qui com­posent le fond de la rivière créaient des remous. Cer­taines de ces vague­lettes don­naient l’impression d’aller à contre-cou­rant. Cela m’a fas­ci­né jusqu’au ver­tige. D’aussi loin que je m’en sou­vienne, je ne m’étais jamais sen­ti aus­si bien. S’il n’avait pas fait aus­si froid, j’aurais pu res­ter ici toute la jour­née. Il n’y a pas que le froid qui m’en empê­chait. Les nou­velles consignes sti­pu­laient que nous ne pou­vions prendre l’air que dans un rayon d’un kilo­mètre autour de notre domi­cile, et pas pen­dant plus d’une heure. Mais dans cette forêt, qui allait véri­fier si les consignes étaient res­pec­tées à la lettre ?

J’a­vais recom­men­cé à cou­rir sur un large che­min ser­pen­tant dans la forêt quand je vis arri­ver, à une cen­taine de mètres, un autre jog­geur. Il devait avoir une petite qua­ran­taine d’années, était équi­pé comme un pro de la course d’endurance. Il por­tait des lunettes de soleil, ce qui me le ren­dit immé­dia­te­ment anti­pa­thique. Arri­vé à quelques mètres de moi, il cra­cha par terre après s’être raclé la gorge et tous­sa très fort, sans mettre sa main devant la bouche ni la bouche dans le creux du coude. Et plu­tôt que de s’écarter de l’autre côté du che­min, il m’a frô­lé en reniflant.

Ma colère fut immé­diate. Ce sale type, tous­sant et cra­chant, dif­fu­sant dans l’atmosphère enchan­teur de la forêt ses virus, devint spon­ta­né­ment un enne­mi. Je me suis arrê­té, j’ai ramas­sé un gros caillou sur le sol, le lui ai vio­lem­ment lan­cé, l’atteignant au milieu du dos alors qu’il conti­nuait sa course sans même un bon­jour. Sur­pris, il a tré­bu­ché et s’est affa­lé sur le sol. J’ai sai­si une solide branche et me suis avan­cé vers lui. Tan­dis qu’il se rele­vait, encore un peu étour­di, me regar­dant inter­lo­qué, je lui ai balan­cé la  branche en pleine figure. J’ai enten­du l’os de son nez cra­quer. Il s’est écrou­lé en cra­chant du sang. Un deuxième coup l’a atteint sur l’épaule, un troi­sième der­rière la tête. Je ne me sou­viens plus com­bien de coups je lui ai don­né, mais à la fin la branche était pleine de sang, sa tête aus­si, plu­tôt dif­forme. Il n’avait pas eu le temps de crier. J’ai regar­dé le cadavre au sol, repre­nant mon souffle. Il a ensuite été fas­ti­dieux de traî­ner le corps plus loin dans les bois et de le dis­si­mu­ler au fond d’une ravine, sous des feuilles et des branches mortes, puis d’effacer les traces sur le che­min où, mal­gré mes efforts, il res­tait du sang.

De retour à la mai­son, sous la douche, j’ai com­pris quelle avait été mon impul­sion. Le coro­na­vi­rus frap­pait sans dis­cer­ne­ment. A moi de sup­pri­mer ceux qu’il épar­gnait et que je vou­lais voir dis­pa­raître. Pour une fois dans ma vie, je n’allais pas lais­ser au hasard le soin de déci­der à ma place. A moi de choi­sir ceux que je vou­lais voir mourir.

A suivre

© Lubric-à-Brac Pro­duc­tion / avril 2020

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