Chapitre 8
Philippe insistait, dans ses mails et ses SMS, pour qu’on se réunisse. En mémoire d’Alain. Ce d’autant que Jean-Claude venait à son tour d’être hospitalisé. Les choses tournaient vraiment mal. Pas uniquement pour notre groupe d’amis, pour le monde entier. Il y avait officiellement un million cinq cent mille personnes contaminées et cent mille morts, mais nous savions bien que ces chiffres ne reflétaient pas la réalité. Dans beaucoup de pays, des gens mourraient loin des yeux des médias, loin des hôpitaux, loin des recensements macabres. Et il y avait une constante : les gouvernements mentaient. Il faut dire qu’ils étaient mal pris. Ils avaient tous donné la priorité à l’économie, ça ne datait pas d’hier. Face à un virus, ils étaient donc totalement démunis. Rien ne les avait préparés à ça et les pressions étaient fortes pour que les rapports marchands puissent continuer malgré la pandémie.
Au fil des décennies, moins d’argent avait été consacré aux systèmes de santé publique, tout avait été fait pour que la finance triomphe, pour que les profits des actionnaires croissent. Alors, oui, les gouvernements mentaient, notamment sur le nombre de morts. Ceux des maisons de retraite n’étaient pas tous comptabilisés, les SDF non-plus. Et les paysans du fin fond de l’Inde ou des Etats-Unis ? Et dans les bidonvilles ?
Philippe avait finalement été engagé par le politicien dont Michel était le conseiller personnel. Il tournait dans des capsules de prévention. De propagande, plutôt. On y expliquait que les masques étaient inutiles pour les gens n’ayant pas de symptômes, comme l’étaient les tests de dépistage. Bien sûr, aucun sous-titre ne précisait que de toute manière, il n’y avait pas assez de masques et de tests pour tout le monde. Une autre série de capsules montrait comment ne pas être contaminé tout en travaillant. Il suffisait, disait le personnage incarné par Philippe, avec un mélange de gravité et de bonhomie, de respecter les distances entre collègues de travail ou avec les clients. Et de se laver régulièrement les mains avec de l’eau et du savon. On nous prenait vraiment pour des cons. Dans certains secteurs économiques, comme le bâtiment, des grèves avaient eu lieu. Mais des lois avaient été votées, un état d’urgence décrété.
« Ça te fera du bien, à toi aussi. On vient chez toi et on se saoule la gueule à la santé des morts, des malades et des vivants ! » Philippe voulait absolument me convaincre qu’une soirée avec lui, Michel et Etienne me changerait les idées. Ce que je pressentais, c’est que les trois supportaient très mal l’impossibilité de se retrouver au bistrot pour s’alcooliser entre potes. Je ne leur ai pas dit que Catherine était morte. Comment leur parler de ce que je ressentais alors que moi-même je ne le savais pas très bien ? Tristesse, désolation, oui, mais aussi une soudaine lucidité plutôt plaisante. Je me sentais de moins en moins attiré par ces discussions répétitives et convenues, où ce qui importait était de se dire que nous avions raison de penser ce que nous pensions et que nous étions, in fine, bien moins cons que les autres. J’ai prétendu que Catherine était partie chez sa mère un jour avant le confinement et y restait.
Cela a été une erreur, car ils insistèrent d’autant plus pour venir chez moi. Nos femmes ont toujours été considérées comme des empêcheuses de s’amuser et l’absence de Catherine était censée me rendre d’autant plus disponible. Et quand je leur ai rappelé que pour se déplacer, il fallait désormais une bonne justification et que nous étions censés rester chez nous et non pas nous réunir, même entre amis, Michel a répondu qu’il s’occupait de tout. Le politicien pour qui il travaillait, et qui était président de la commission de santé créée pour lutter contre le virus, lui délivrerai une autorisation spéciale, permettant à mes trois amis de venir, dans la même voiture, jusque chez moi dans le cadre de l’«élaboration de stratégies de communication ». Michel était toujours fier de ce genre de passe-droit.
J’ai donc fini par céder, la mort dans l’âme, ce qui n’allait pas être sans conséquences quant à l’avenir de notre bande de potes.
Ils sont arrivés vers 18h30, les bras chargés de bouteilles et de victuailles. Déjà un peu ivres d’avoir bu du vin blanc dans la voiture. «Putain, ça faisait trop longtemps qu’on avait pas picolé ensemble!» Michel était bien sûr triomphant. C’était grâce à lui que nous nous retrouvions réunis, pour une longue soirée de beuverie, alors que toute la population vivait confinée. Entre deux rondelles de saucisson, un verre de blanc, un cornichon, quelques flûtes au sel, des rillettes de canard, encore un verre de blanc, deux olives, un verre de blanc, du houmous, des cacahuètes, un verre de blanc, un verre de blanc, encore un verre de blanc, il nous a expliqué comment son politicien était « un type pas si mal, vous savez. Ce qui ne va pas, c’est tous ces gens qui pensent que l’argent tombe du ciel. Si on donne plus de crédits aux hôpitaux, il faudra en retirer à la police ou aux pompiers. Ou alors payer beaucoup plus d’impôts. Vous êtes prêts à payer plus d’impôts ? »
Philippe, qui gagnait désormais bien sa vie en incarnant les messages officiels et inondait les réseaux sociaux de lectures de passages littéraires tous plus mièvres les uns que les autres, mangeait moins que Michel et avait préféré le vin rouge. Etienne, lui, trinquait avec bonne humeur, s’empiffrait et se réjouissait que la banque pour laquelle il travaillait soit too big to fail. « En cas de problème, nous recevrons de l’argent de l’Etat. Ils ne peuvent pas nous laisser faire faillite… » Il gérait les portefeuilles d’actions de quelques bons clients et, ces temps, leur conseillait d’investir dans les pharmas.
Comme moi, mes amis se disaient de gauche. Ils avaient adoré qu’Obama soit président, ils détestaient Trump. Lorsqu’ils partaient en vacances, ce n’était jamais en tant que touristes mais comme « voyageurs » allant à la rencontre d’autres cultures. Plus la soirée avançait et plus je me rendais compte que cela avait toujours sonné faux. Que nous étions des fantoches, les serviteurs dociles du pouvoir. Qu’il était inutile de chercher ailleurs les responsables de cette situation, de l’aveuglement qui nous précipitait dans cette crise sanitaire. Les virus sortaient du fin fond des forêts que nous brûlions pour garantir notre minable confort, notre misérable consommation. Des téléphones, des ordinateurs, des voitures, des habits, de la bouffe industrielle, des billets d’avion…
C’était un sentiment vertigineux, une nausée qui me submergeait. Je voyais leurs bouches engloutir le vin et la nourriture, prononcer des mots dénués de réalité. Je les entendais rire, trinquer à la santé posthume d’Alain, à celle de Jean-Claude, sans plus de sincérité que lorsqu’ils parlaient de politique, de football, de culture ou de sexe.
Il m’apparut soudain que mes amis étaient déjà morts.
A suivre
© Lubric-à-Brac Production / avril 2020
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